Depuis quelques temps, à la faveur de l’actualité, beaucoup de compatriotes essayent d’apporter leur contribution dans la recherche de solutions pertinentes à l’épineuse question de l’emploi. Sans être « expert » de cette question, mais en me basant sur mon expérience diversifiée, je vais participer au débat et apporter un éclairage sur certains aspects.
Tout d’abord, comment se définit l’emploi et pourquoi on en est arrivé à cette situation ?
Il y a deux notions : l’emploi et l’auto emploi.
L’emploi définit l’exercice d’une profession dans le cadre d’une activité rémunérée par un salaire, un traitement (dans la fonction publique) ou des honoraires (pour les indépendants). Il est alors régi par un contrat signé entre un employeur et un employé. De toute évidence, le profil du demandeur d’emploi doit correspondre à ce que recherche l’employeur pour qu’il y ait une chance de contrat. En d’autres termes, la formation des demandeurs d’emploi doit être en corrélation avec les besoins du marché. C’est vrai partout ailleurs. Comme disait quelqu’un, parlant de l’agriculture, « ne vendez pas ce que vous produisez ; produisez ce que vous vendez ».
L’auto emploi, selon la définition traditionnelle standard, désigne une démarche individuelle de création d’une micro-entreprise pour accéder à un statut de travailleur indépendant ou autonome dans sa nouvelle entreprise. Elle fait référence au statut de la personne qui exerce l’activité pour son propre compte et dont la rémunération est directement liée aux résultats de l’entreprise. Ce sont les « travailleurs travaillant pour leur propre compte » au sens de la Classification Internationale d’après la situation dans la profession (CISP) du BIT.
Ainsi, nous nous sommes retrouvés dans une situation où, d’un côté, nous avons formé des profils sans grande adéquation avec la demande des entreprises, et, de l’autre, nous avons cherché à promouvoir l’auto emploi pour absorber les jeunes avec ou sans formation et essayer ainsi de réduire le chômage. Depuis des décennies, l’Etat s’est en effet donné du mal à trouver les solutions permettant de régler cette question. Ceux de ma génération ont connu les politiques d’accompagnement telles que « Opération Maîtrisards », les Agences de travaux d’intérêt public, etc.
L’actuel Président a hérité du dossier, avec sans doute une plus grande acuité compte tenu de l’accroissement de la population en âge de travailler. Le Gouvernement fait son possible pour régler cette question, dans les limites de ses propres contraintes, notamment budgétaires. Ainsi, sans doute à cause de la faible possibilité d’emploi, l’idée est de se tourner de plus en plus vers l’auto emploi, l’entrepreneuriat.
Nouveau paradigme : l’entrepreneuriat
L’entrepreneuriat est sur toutes les lèvres aujourd’hui : à plusieurs niveaux – même à des niveaux très élevés – on est persuadé, sans doute à juste titre, que la question de l’emploi sera réglée par l’entrepreneuriat (en tous cas, on l’inclut dans les politiques comme un des éléments clé). C’est sans doute ce qui explique le nombre élevé d’initiatives variées pour promouvoir l’entrepreneuriat des jeunes et des femmes. Attention cependant : l’entrepreneuriat et l’emploi sont deux réalités distinctes, même si l’une peut contribuer à développer l’autre. En d’autres termes, la motivation derrière l’entrepreneuriat ne doit pas avoir comme objectif prioritaire la résolution de la question du chômage ! Combien de temps et de ressources dépensées nous faudra-t-il encore avant de nous rendre à cette évidence ? En voici les raisons :
D’abord, les statistiques l’ont démontré, sur 100 entreprises qui sont créées en Afrique, seules 10 parviennent à fêter leur 3ième anniversaire ! Les 90 autres disparaissent généralement bien avant, renvoyant ainsi, dans la plupart des cas, leurs promoteurs au chômage. Certes, des mécanismes ont été imaginés pour améliorer le taux de succès et de durabilité des entreprises créées, notamment grâce à des incubateurs et accélérateurs qui, à travers leurs produits d’accompagnement et de coaching, permettent des niveaux élevés de réussite.
Ne nous y trompons pas cependant : les incubateurs qui réussissent et qui affichent des taux de succès de 80 à 85% (à savoir 85 entreprises sur 100 accompagnées survivent même au-delà de 5 ans, garantissant ainsi leur pérennité) y parviennent parce qu’ils ont mis en place une méthode extrêmement sélective à l’entrée, reconnaissant de fait que tout le monde n’a pas les attributs d’entrepreneur ! En effet, les promoteurs qui sont accompagnés sont seulement ceux qui démontrent un potentiel élevé à devenir des entrepreneurs. Les autres ne sont pas acceptés. C’est la même chose que si, pour aller à l’Université, on ne sélectionne que ceux qui ont eu une moyenne de 17 et plus au Baccalauréat ; il est clair que leurs chances de réussite sont pour ainsi dire évidentes !
Ensuite, si on se tourne vers la création d’entreprise simplement parce qu’on recherche un emploi, les chances de réussite sont limitées. En d’autres termes, l’entrepreneuriat « par nécessité » ne conduit pas généralement au succès et à la durabilité. En effet, il existe une différence de taille entre les entrepreneurs « par nécessité » et les entrepreneurs « opportunistes ». Une étude du Global Entrepreneurship Monitor datant de 1999 effectuée sur plusieurs pays, parlant de la relation entre création de PME et création d’emplois, avait d’ailleurs démontré que l’impact des PME sur la création d’emplois était limité, et que cela était dû justement au fait que les entrepreneurs étaient davantage motivés par la nécessité de trouver un emploi pour eux-mêmes (donc des entrepreneurs « par nécessité ») que par le besoin de saisir des opportunités d’affaires !
De plus, la question de l’entrepreneuriat ne se résume pas à la mise à disposition de financement. Certes, il est utile d’obtenir un financement au démarrage et tout au long de la vie de l’entreprise, mais ce n’est là qu’un élément parmi d’autres. Très souvent, les initiatives de promotion de la création d’entreprises pour les jeunes mettent le financement en première ligne. Cela peut avoir un effet pervers : en effet, des jeunes sans aucune expérience d’entrepreneur, ni même les attributs d’un entrepreneur s’empressent de présenter des plans d’affaires – qui n’ont même pas été élaborés par eux – pour bénéficier de prêt. Il existe un risque élevé de faillite de telles initiatives insuffisamment préparées et mises en œuvre par des jeunes sans expérience suffisante. Si quelques-uns d’entre eux réussissent, un grand nombre échoue, occasionnant des pertes financières qui révèlent la faible viabilité de ces approches.
Enfin, il faut souligner le coût élevé, pour l’Etat, des politiques d’entrepreneuriat pour la création d’emplois. Généralement, on estime à 20 000 $US le coût de la création d’un emploi (il se peut que ce chiffre varie en fonction des contextes et des périodes, mais c’est une indication de l’importance des efforts financiers que l’Etat consent à travers ses programmes de création d’emplois). Lorsqu’on le rapporte à la masse d’emplois qu’il est nécessaire de créer pour répondre, ne serait-ce qu’à un taux acceptable, à la demande, on arrive très vite à des sommes difficilement soutenables par le budget de l’Etat ! A moins de se tourner vers des stratégies de grands travaux d’intérêt publics (exemple : AGETIP) qui, parfois, sont associés à de faibles rémunérations et sont peu productifs.
De toute évidence donc, lorsque l’on cherche seulement à régler la question du chômage à travers la création massive d’emplois, il s’avère que la route de l’entrepreneuriat n’est ni le plus court chemin, ni l’approche la moins coûteuse pour l’Etat.
Pour autant, cette piste ne doit pas être abandonnée, bien au contraire : il est nécessaire de promouvoir l’entrepreneuriat pour des jeunes et des femmes ayant un réel potentiel à entreprendre et guidés par la volonté de saisir des opportunités d’affaires car ils pourraient devenir demain les véritables capitaines d’industrie qui font tant défaut aujourd’hui au Sénégal ! Pour cela, on pourrait approcher la question en jouant sur deux leviers.
Miser sur la diaspora pour créer une masse critique d’entrepreneurs
Depuis quelques années, j’ai exploré les possibilités qu’offrirait la diaspora en matière de développement économique tiré par des initiatives privées.
L’histoire nous apprend que la diaspora a toujours joué un rôle important dans l’épanouissement d’une nation. A l’instar des vagues d’expatriés retournés en Chine et en Inde dans les années 90 pour créer des entreprises qui, à leur tour, ont attiré encore plus de compétences et de capitaux extérieurs, tout indique à présent que l’entreprenariat de la diaspora africaine contribuera à transformer radicalement le continent.
Or, l’apport de la diaspora se résume en grande partie à des transferts de fonds. L’essentiel de ces importants capitaux est malheureusement destiné à des dépenses de consommation ou, au mieux, à des constructions ou acquisitions de biens immobiliers peu créateurs d’emplois. Les quelques micro, petites et moyennes entreprises créées par les émigrés l’ont été sans une bonne étude de marché préalable; la gestion en est confiée aux membres de la famille qui n’ont pas les compétences managériales requises; le financement et les risques sont supportés exclusivement par l’émigré; il se peut aussi que l’entreprise soit capitalisée de manière inadéquate et sans liens suffisants avec les autres éléments de l’industrie concernée ou de la chaîne de valeur sectorielle, ou encore que la plupart des ressources en capital aient pu être dilapidées.
Beaucoup de nos compatriotes résidant à l’étranger et travaillant à leur compte ou dans des entreprises privées – surtout ceux qui y ont effectué leur formation et qui ont décidé d’y rester travailler – ont acquis au minimum une expérience professionnelle, ont parfois réussi à se frayer un chemin dans un contexte difficile à force de persévérance, peuvent nouer des partenariats, et ont une bonne culture de l’épargne. Ce sont là des atouts de taille qui peuvent être des facteurs clé de réussite dans l’entrepreneuriat. De plus, ils ont parfois mis en place des fonds de financement utilisés à la mise en place d’infrastructures communautaires dans leur localité, démontrant ainsi leur attachement eu bien-être des populations de leur terroir. Il faut donc trouver la bonne stratégie pour emmener de plus en plus d’entre eux à investir au Sénégal. Cette stratégie consistera au minimum à :
Les rassurer par rapport à leurs craintes du retour
Préparer une information détaillée sur les éléments permettant de se faire une bonne idée des opportunités d’affaires dans divers secteurs et communiquer cette information. Faire un traitement de faveur – oui – à ceux qui préparent leur retour et qui ont des projets d’entreprise dans des secteurs de fabrication de produits de substitution aux importations
Leur offrir la possibilité d’effectuer des missions de prospection sous certaines conditions
Faciliter les opportunités de partenariat avec des investisseurs à travers nos représentations à l’étranger. Les accompagner dans le processus d’installation pour leur éviter des échecs dus à une mauvaise appréciation de l’environnement et du marché. Il est possible que cette approche soit payante et moins coûteuse pour l’Etat. Dans tous les cas, elle aurait l’avantage de miser sur des personnes davantage motivées par les opportunités d’affaires que par la nécessité de trouver un emploi et qui ont au moins acquis certains des attributs d’un entrepreneur.
Réindustrialisation : une urgente nécessité
Face au nombre de personnes en quête d’emplois, et du rythme annuel d’entrée de nouveaux sur le marché étroit du travail, il faudra, à côté de ces approches orientées vers la promotion de l’entrepreneuriat, rechercher des pistes plus « immédiates » et prometteuses. C’est un exercice qui requiert que l’on se pose la question suivante : quels sont les espaces d’opportunités qui permettent de créer massivement des emplois ?
Dans la plupart des pays émergents tout autant que dans ceux développés, c’est avant tout l’industrialisation qui a porté la création d’emplois, à côté des structures étatiques (Santé, Education, Sécurité). L’industrie, surtout celle à forte utilisation de main d’œuvre, a l’avantage de favoriser la création d’emplois rémunérés, ce qui créé un pouvoir d’achat pour les bénéficiaires et permet de faire fonctionner l’économie dans son ensemble. Or, en Afrique, on a plutôt assisté à une « désindustrialisation ». Il est possible que les « nouvelles politiques industrielles » des années 90 y aient quelque peu contribué, avec la disparition de plusieurs entreprises, favorisant indirectement l’émergence et le renforcement du secteur informel.
C’est donc une nécessité impérieuse pour nous de restaurer et de développer le tissu industriel de notre pays, notamment l’industrie de transformation au regard du potentiel agricole et d’approvisionnement en matières premières locales disponibles. Les préalables que cela suppose ont été pris en charge depuis longtemps par l’Etat à travers de nombreuses initiatives : amélioration de l’environnement des affaires ; mesures réglementaires et fiscales incitatives ; renforcement des institutions ; existence d’un environnement politique et social stable. Ces mesures s’ajoutent aux atouts naturels de notre pays que sont : la proximité des marchés européens ; la disponibilité de terres arables ; une offre de formation de qualité ; etc.
Le temps presse. En attendant qu’une masse critique de capitaines d’industrie locaux soit atteinte, il nous faut donc, parallèlement aux stratégies d’accompagnement à l’entrepreneuriat, encourager l’investissement direct étranger par de grands groupes industriels et commerciaux qui pourront ajouter de la valeur à nos matières premières et productions agricoles. La présence de groupes industriels et commerciaux a un avantage certain : elle favorise la création et le développement rapide de PME qui interviennent le long de leurs chaînes de valeur, soit comme fournisseurs, soit comme distributeurs, soit encore comme prestataires de services.
A l’image de certains pays émergents tels que l’Afrique du Sud où la prolifération de grands groupes dans le commerce de détail (supermarchés) à travers tout le pays a permis la création massive d’emplois directs (salariés) et indirects grâce à une stratégie de « linkage » entre ces groupes et des PME agricoles et autres qui fournissent ces magasins en produits (chez nous, le groupe Auchan en est un exemple de réussite d’une telle stratégie). Une telle approche n’est pas coûteuse pour l’Etat. Le rôle de l’Etat sera de favoriser de telles implantations. Il le fait déjà, en créant un environnement favorable aux affaires, mais pourrait mieux faire. Comment ?
Faire des Ministères techniques de véritables promoteurs de l’investissement privé :
Mettre en place des représentations économiques « agressives » à raison d’une par grande région (Europe de l’Ouest, USA/Canada, Brésil, Russie, Moyen Orient, Chine/Japon, Inde). Leur fonction sera de mieux « vendre » le Sénégal, d’aider les investisseurs sénégalais à trouver des partenaires étrangers, et de rechercher des PPP.
Aider à répondre aux besoins en ressources humaines des investisseurs en mettant l’accent sur l’adéquation formation-profils recherchés, notamment au niveau des agents de maîtrise, ouvriers qualifiés, et cadres moyens.
Insuffler l’idée de développement économique local au niveau des territoires.
La question fondamentale n’est pas de faire en sorte que tous les jeunes trouvent un emploi, que ce soit à travers un contrat de travail ou l’auto emploi. Aujourd’hui, le plus urgent est d’insuffler un changement orienté vers la créativité et l’action par les jeunes. A une époque de ma vie, j’ai créé 5 petites entreprises dans divers secteurs : exportation de poisson, vente de matériel de purification d’eau, construction, promotion immobilière, bureau d’études. Aucune de ces entreprises n’a été « par nécessité ». Elles ont toutes été motivées par la volonté de saisir des opportunités. A l’exception d’une seule, aucune n’a obtenu de financement, ni au démarrage, ni pendant les premières phases de leur développement. Quelques années plus tard, quatre ont disparu ; il ne subsiste qu’une seule qui a 22 ans d’existence. Je continue d’en créer d’autres, grâce à l’expérience acquise à travers mes échecs.
Tout ceci pour dire que la jeunesse devra avoir cette passion, cette persévérance, pour espérer réussir. Il n’existe pas de pays où on met le tapis rouge pour des créateurs d’entreprise, en dehors de quelques actions d’accompagnement qui peuvent être utiles et que l’Etat a également mis en place à travers les diverses agences telles que la DER, l’ADEPME, l’ANPEJ, etc. Il faut savoir entreprendre même dans un contexte difficile et considérer que ce qu’on reçoit de l’Etat en termes d’appui est un plus ! Les grands entrepreneurs sénégalais ou partout dans le monde racontent souvent dans quelles circonstances difficiles ils ont démarré et comment ils ont dû se battre pour réussir ! Ce sont des rôles modèles qui devront être vulgarisés partout afin de donner aux jeunes des références positives.
Pour conclure, la balle n’est pas toujours dans le camp des pouvoirs publics comme semblent le dire plusieurs voix. Elle est aussi dans celui des jeunes qui doivent :
Ouvrir davantage les yeux pour voir les innombrables opportunités de création d’entreprise dans tous les secteurs
S’approprier les valeurs de travail et de persévérance nécessaires à la réussite
Etre proactifs dans leur démarche entrepreneuriale.
Issa Barro, Ph.D.
Entrepreneur
Ancien fonctionnaire international
Consultant
Conseiller Technique du Ministre de l’Agriculture